Chapitre 5 (suite et fin)
Les flics, ils sont ce qu’ils sont, c’est vrai, mais lorsqu’ils sont corrects, il faut le reconnaître. Et honnêtes, car ils le furent. Enfin, le marché qu’ils me proposèrent.
Ils passèrent l’éponge sur les réserves du restau – qu’ils emportèrent en disant : « Ça, c’est pour les cousins. Ils seront contents ! », mais je n’ai pas compris ce qu’ils voulaient dire par là –, en laissant un peu pour Christine pour pas la sevrer d’un coup, qu’ils ont dit, que c’est mauvais. Ils arrêtèrent ce salaud de Clément sur mon témoignage et me demandèrent de jouer à celui, pour quelque temps seulement, qui avait repris son trafic. Ils voulaient que j’écoule la cinquantaine de doses de la commode pour « montrer » que le commerce continuait et pousser ainsi le « fournisseur » de Clément à se dévoiler.
C’était honnête et je conservais ma patente. Faut dire qu’on était quand même là depuis trois générations et que la police n’avait jamais rien trouvé à redire sur nous. « Même sous l’Occupation ! » répétait souvent ma mère avec fierté de son vivant.
Chaque fois que je fournissais un « client », je me plaignais amèrement de l’épuisement prochain de ma petite réserve. En espérant que ça remonte quelque part.
Tout ça dura quinze jours pendant lesquels je dus supporter une Christine hystéro et infernale. Me traitant de tous les noms, mouchard, indic… M’accusant de l’arrestation de son Clément. Menaçant tantôt de se suicider, tantôt d’aller se dénoncer pour qu’on relâche son amant et qu’on me retire ma patente.
J’aurais dû la tuer à ce moment-là. Mais je ne pouvais concevoir de perdre à la fois ma Christine et ma patente. Ni prévoir ce qui allait arriver. Car ce fut le début de la grande dégringolade après l’enfer conjugal.
Puis, un soir, alors qu’il ne me restait que quatre doses et que je me plaignais du tarissement de mon stock, elle me dit tout à trac :
– T’inquiète, mon amour !
Je n’y prêtai même pas attention. Une connerie de plus, me dis-je. Tant elle m’y avait habitué.
Le lendemain matin, elle me lança un énigmatique :
– Je vais en courses !
J’étais sur le coup de onze heures devant mes fourneaux. Quand elle pénétra dans mon antre, alors qu’elle n’y mettait jamais les pieds, car c’eût été porter atteinte à sa dignité de secrétaire ministérielle.
– Tiens ! mon biquet, lança-t-elle négligemment tout en tenant à bout de bras un sac de papier.
J’étais en train de préparer les échalotes pour la bavette du déjeuner. Le plat du jour.
– C’est quoi ? dis-je en tournant légèrement la tête vers elle.
– Ben, ce qui te manquait, idiot ! dit-elle en haussant les épaules.
– Ce qui me manquait ?
Je craignais le pire.
– Ce qui commençait à te manquer, mon chéri, pour ton petit commerce parallèle.
– Ne me dis pas que… ?
– Mais si, insista-t-elle comme si elle avait affaire à un demeuré. T’as là de quoi tenir un mois… J’ai même promis que tu en écoulerais légèrement plus le mois prochain.
– Ecouler plus…
Je revins sur terre avec mon esprit comptable.
– Mais avec quoi t’as pu payer ça ? demandai-je de plus en plus inquiet.
– C’est une simple avance, amour. Tout comme tes fournisseurs de limonade quand tu es dans le rouge question traites.
– Je ne comprends pas. Explique-moi ! m’énervai-je.
– De la même façon qu’ils te font confiance, nous te faisons crédit, conclut-elle avec son plus ravissant sourire de garce.
Je sentais mes synapses s’agiter en tous sens sans parvenir à établir la connexion.
– Qui nous ? demandai-je en une lente déglutition.
– Mais, ton grossiste et son courtier, amour.
Toujours avec la même saloperie de sourire.
Je fermai un instant les yeux pour me dire que je rêvais. Que j’allais les rouvrir après avoir compté jusqu’à cinq. Que cette vision de cauchemar aurait disparu et que j’aurais entendu des voix. Ce sont des choses qui arrivent. Le stress, la tension, le surmenage…
Elle n’était plus là. Mais le sac de papier était posé sur le plan de travail. Et c’était pas de la farine ni du sucre édulcorant.
Le fournisseur et son courtier s’étaient manifestés. J’ignorais l’identité du premier, mais le second je ne le connaissais que trop. Ma femme !
Je ne me voyais pourtant pas aller la dénoncer aux Stups. Parce que je tenais malgré tout encore à elle et que j’avais peur qu’elle ne me dénonce pour le meurtre de son mac qui ne datait que de quatre ans – encore six longues années à attendre pour la prescription. Avec toutes les conneries qu’elle aurait encore le temps de trouver à faire. Seule ou en coopération comme en ce moment.
D’une certaine façon, nos sorts étaient intimement liés. Liens indissolubles bien plus puissants que ceux du mariage.
Mais les flics ne comprirent pas que je sois suffisamment fourni en coke pour poursuivre mon business sans que j’aie eu un contact avec le niveau supérieur.
Le coup du paquet déposé dans la boîte aux lettres marcha une fois. Pas deux.
J’avais le courtier dans mon lit – enfin quand Christine ne découchait pas – et les Stups à ma porte.
Je ressentis la nécessité de prendre du large. Mais fallait que je me traîne la Christine. Je ne pouvais pas la laisser seule dans l’attente d’une catastrophe. En même temps, une petite idée commençait de germer. « Et si je revenais seul ? »
Ces gens-là ont une faiblesse. Le fric facile.
Christine avait hérité de ses parents d’une villa à Saint-Michel-Chef-Chef. Je lui proposai d’aller prospecter un nouveau marché entre la pointe Saint-Gildas et le pont de Saint-Nazaire. Avec Pornic comme point fort et Saint-Brévin comme tête de pont possible pour conquérir La Baule.
Elle finit par se laisser convaincre. Pas tellement par moi, d’ailleurs. Mais par son grossiste que l’idée emballait. Ce qui me surprit un peu parce que mon idée était plutôt une idée à la con. « Peut-être, après tout, a-t-il idée de s’en débarrasser lui aussi », finis-je par me murmurer.
J’avais proposé de partir à la mi-mai pour être sur le pied de guerre à l’arrivée des juillettistes.
– Mais à qui confier le bar-restaurant pendant mon absence ? dis-je.
– Mais à Jean, voyons ! fit-elle péremptoire.
Jean Périni était mon plus ancien serveur. Vingt ans de bons et loyaux services. Quasiment mon homme de confiance. Et cet enfoiré s’était laissé ensorceler par ma salope de Christine. Mais depuis quand, nom de Dieu ?
– Ne t’énerve pas, mon chéri. D’ailleurs, c’est grâce à lui que nous nous sommes rencontrés. C’est lui qui m’a conseillé de venir déjeuner dans ton restaurant. Il était sûr et certain que je te taperais dans l’œil… Il a eu raison, non ?
La seule erreur que je n’avais jamais faite dans ma vie, c’était de me méfier de l’Etat et de ses fonctionnaires. Sangsues du petit commerce. La preuve, ma salope de femme secrétaire au ministère de la Défense.
© Alain Pecunia, 2008. Tous droits réservés.
Les flics, ils sont ce qu’ils sont, c’est vrai, mais lorsqu’ils sont corrects, il faut le reconnaître. Et honnêtes, car ils le furent. Enfin, le marché qu’ils me proposèrent.
Ils passèrent l’éponge sur les réserves du restau – qu’ils emportèrent en disant : « Ça, c’est pour les cousins. Ils seront contents ! », mais je n’ai pas compris ce qu’ils voulaient dire par là –, en laissant un peu pour Christine pour pas la sevrer d’un coup, qu’ils ont dit, que c’est mauvais. Ils arrêtèrent ce salaud de Clément sur mon témoignage et me demandèrent de jouer à celui, pour quelque temps seulement, qui avait repris son trafic. Ils voulaient que j’écoule la cinquantaine de doses de la commode pour « montrer » que le commerce continuait et pousser ainsi le « fournisseur » de Clément à se dévoiler.
C’était honnête et je conservais ma patente. Faut dire qu’on était quand même là depuis trois générations et que la police n’avait jamais rien trouvé à redire sur nous. « Même sous l’Occupation ! » répétait souvent ma mère avec fierté de son vivant.
Chaque fois que je fournissais un « client », je me plaignais amèrement de l’épuisement prochain de ma petite réserve. En espérant que ça remonte quelque part.
Tout ça dura quinze jours pendant lesquels je dus supporter une Christine hystéro et infernale. Me traitant de tous les noms, mouchard, indic… M’accusant de l’arrestation de son Clément. Menaçant tantôt de se suicider, tantôt d’aller se dénoncer pour qu’on relâche son amant et qu’on me retire ma patente.
J’aurais dû la tuer à ce moment-là. Mais je ne pouvais concevoir de perdre à la fois ma Christine et ma patente. Ni prévoir ce qui allait arriver. Car ce fut le début de la grande dégringolade après l’enfer conjugal.
Puis, un soir, alors qu’il ne me restait que quatre doses et que je me plaignais du tarissement de mon stock, elle me dit tout à trac :
– T’inquiète, mon amour !
Je n’y prêtai même pas attention. Une connerie de plus, me dis-je. Tant elle m’y avait habitué.
Le lendemain matin, elle me lança un énigmatique :
– Je vais en courses !
J’étais sur le coup de onze heures devant mes fourneaux. Quand elle pénétra dans mon antre, alors qu’elle n’y mettait jamais les pieds, car c’eût été porter atteinte à sa dignité de secrétaire ministérielle.
– Tiens ! mon biquet, lança-t-elle négligemment tout en tenant à bout de bras un sac de papier.
J’étais en train de préparer les échalotes pour la bavette du déjeuner. Le plat du jour.
– C’est quoi ? dis-je en tournant légèrement la tête vers elle.
– Ben, ce qui te manquait, idiot ! dit-elle en haussant les épaules.
– Ce qui me manquait ?
Je craignais le pire.
– Ce qui commençait à te manquer, mon chéri, pour ton petit commerce parallèle.
– Ne me dis pas que… ?
– Mais si, insista-t-elle comme si elle avait affaire à un demeuré. T’as là de quoi tenir un mois… J’ai même promis que tu en écoulerais légèrement plus le mois prochain.
– Ecouler plus…
Je revins sur terre avec mon esprit comptable.
– Mais avec quoi t’as pu payer ça ? demandai-je de plus en plus inquiet.
– C’est une simple avance, amour. Tout comme tes fournisseurs de limonade quand tu es dans le rouge question traites.
– Je ne comprends pas. Explique-moi ! m’énervai-je.
– De la même façon qu’ils te font confiance, nous te faisons crédit, conclut-elle avec son plus ravissant sourire de garce.
Je sentais mes synapses s’agiter en tous sens sans parvenir à établir la connexion.
– Qui nous ? demandai-je en une lente déglutition.
– Mais, ton grossiste et son courtier, amour.
Toujours avec la même saloperie de sourire.
Je fermai un instant les yeux pour me dire que je rêvais. Que j’allais les rouvrir après avoir compté jusqu’à cinq. Que cette vision de cauchemar aurait disparu et que j’aurais entendu des voix. Ce sont des choses qui arrivent. Le stress, la tension, le surmenage…
Elle n’était plus là. Mais le sac de papier était posé sur le plan de travail. Et c’était pas de la farine ni du sucre édulcorant.
Le fournisseur et son courtier s’étaient manifestés. J’ignorais l’identité du premier, mais le second je ne le connaissais que trop. Ma femme !
Je ne me voyais pourtant pas aller la dénoncer aux Stups. Parce que je tenais malgré tout encore à elle et que j’avais peur qu’elle ne me dénonce pour le meurtre de son mac qui ne datait que de quatre ans – encore six longues années à attendre pour la prescription. Avec toutes les conneries qu’elle aurait encore le temps de trouver à faire. Seule ou en coopération comme en ce moment.
D’une certaine façon, nos sorts étaient intimement liés. Liens indissolubles bien plus puissants que ceux du mariage.
Mais les flics ne comprirent pas que je sois suffisamment fourni en coke pour poursuivre mon business sans que j’aie eu un contact avec le niveau supérieur.
Le coup du paquet déposé dans la boîte aux lettres marcha une fois. Pas deux.
J’avais le courtier dans mon lit – enfin quand Christine ne découchait pas – et les Stups à ma porte.
Je ressentis la nécessité de prendre du large. Mais fallait que je me traîne la Christine. Je ne pouvais pas la laisser seule dans l’attente d’une catastrophe. En même temps, une petite idée commençait de germer. « Et si je revenais seul ? »
Ces gens-là ont une faiblesse. Le fric facile.
Christine avait hérité de ses parents d’une villa à Saint-Michel-Chef-Chef. Je lui proposai d’aller prospecter un nouveau marché entre la pointe Saint-Gildas et le pont de Saint-Nazaire. Avec Pornic comme point fort et Saint-Brévin comme tête de pont possible pour conquérir La Baule.
Elle finit par se laisser convaincre. Pas tellement par moi, d’ailleurs. Mais par son grossiste que l’idée emballait. Ce qui me surprit un peu parce que mon idée était plutôt une idée à la con. « Peut-être, après tout, a-t-il idée de s’en débarrasser lui aussi », finis-je par me murmurer.
J’avais proposé de partir à la mi-mai pour être sur le pied de guerre à l’arrivée des juillettistes.
– Mais à qui confier le bar-restaurant pendant mon absence ? dis-je.
– Mais à Jean, voyons ! fit-elle péremptoire.
Jean Périni était mon plus ancien serveur. Vingt ans de bons et loyaux services. Quasiment mon homme de confiance. Et cet enfoiré s’était laissé ensorceler par ma salope de Christine. Mais depuis quand, nom de Dieu ?
– Ne t’énerve pas, mon chéri. D’ailleurs, c’est grâce à lui que nous nous sommes rencontrés. C’est lui qui m’a conseillé de venir déjeuner dans ton restaurant. Il était sûr et certain que je te taperais dans l’œil… Il a eu raison, non ?
La seule erreur que je n’avais jamais faite dans ma vie, c’était de me méfier de l’Etat et de ses fonctionnaires. Sangsues du petit commerce. La preuve, ma salope de femme secrétaire au ministère de la Défense.
© Alain Pecunia, 2008. Tous droits réservés.
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