Chapitre 8
Ma sœur et moi, nous n’avons jamais parlé autant. Au point de ne nous souvenir du Bellou que vers dix-neuf heures.
– T’inquiète, lui dis-je, je monte voir où il en est.
Je suis vachement surpris de le trouver tout éveillé et pianoteur devant son ordi. Mais il referme le couvercle de son portable dès qu’il se rend compte de ma présence et pose ses bras croisés dessus comme s’il craignait que je veuille le lui tirer.
– C’est à moi, dit-il comme un môme protégeant son nounours de la convoitise d’un autre gniard pratiquant la reprise individuelle.
Je hausse les épaules pour lui signifier que j’en ai rien à foutre.
Il me gratifie d’un large sourire béat.
– C’est mon joujou, dit-il.
J’en frissonne de malaise. Je ne soupçonnais pas mon beauf si salement atteint. Je crois même que la frangine ne s’est pas rendu compte de son état réel.
Son Bellou, ce n’est pas une déprime qu’il lui fait. Il est totalement passé de l’autre côté.
Pourtant, il n’a pas tout à fait le regard d’un dingue.
– Tu veux descendre maintenant ? que je lui propose.
Il hoche la tête en enserrant encore plus fort son portable.
– Pas fini, dit-il.
Je regarde ma montre pour me donner une contenance, tellement je me sens mal à l’aise devant ce pauvre débris que j’ai connu joyeux drille.
Quelle déchéance pour un commissaire des RG !
– Je viendrai te chercher pour le dîner, que je lui dis en lui tapotant l’épaule.
Je ne sais pas ce qu’il peut trafiquer avec son Internet. Peut-être qu’il se branche tout simplement sur des sites de cul. C’est le plus probable vu l’état de ma frangine.
Je lui fais un large sourire.
Ça me rassure quelque part qu’un dingue reste un homme malgré tout.
Je descends retrouver la Bernique et la rassure sur l’état de son Bellou.
Elle a préparé entre-temps un plateau apéritif et servi un copieux whisky.
Son attention me touche et nous reprenons notre papotage de businessmen là où nous l’avons interrompu un quart d’heure plus tôt.
La Bernique semble me faire définitivement confiance ou s’imagine – hypothèse hautement la plus probable à mes yeux – que je vais accepter de remplacer son associé dont les jours paraissent comptées.
En tout cas, c’est mon sentiment vu qu’elle m’a affranchi sur les grandes lignes de son business. Mais je reste sur mes gardes tout en rentrant dans son jeu de grand frère-petite sœur qui se découvrent après tant d’années passées à se tirer la bourre.
– Que de temps perdu ! me dit-elle.
J’ai envie de lui répondre : « À qui la faute ? »
Je me contente donc de sourire.
Le sourire, c’est essentiel dans le commerce.
« Jeannot », qu’elle m’appelle maintenant.
Ça me change du « J.R. » dont elle m’a toujours affublé depuis le jour où je l’avais appelée « P.C. ».
Faut dire que le bolchevisme, ça n’a jamais été la tasse de thé familiale. Et avec raison. Double, d’ailleurs. Tant du côté maternel que paternel.
Le père de maman, honnête commerçant, avait placé toutes ses économies en bons russes. Ruiné par les bolcheviks qui refusèrent de reconnaître les emprunts du tsar !
Papa, lui, fils d’honnêtes charcutiers, résistait à l’occupant en faisant du marché noir dès ses dix-huit ans en 41. Quand il s’est fait arrêter avec une valise de cochonnaille en 43, le commissaire de police lui a laissé le choix entre la Milice ou la prison.
Papa, qui a toujours été claustrophobe, a opté pour la Milice.
Il s’est toujours considéré comme un engagé de force. Une sorte de « malgré lui ».
Eh ben, à la Libération, les cocos n’en ont pas tenu compte !
Deux ans, il a tiré, papa. À Fresnes. Lui qui ne supportait même pas de prendre un ascenseur ou de monter dans un métro.
Il estimait toutefois qu’il avait eu de la chance. Son groupe était seulement soupçonné d’exactions, sans preuves. Et pour cause. Ses supérieurs avaient eu la sagesse de ne jamais ramener de prisonniers lors d’engagements avec des maquisards. Pas de survivants, pas de témoins !
– On était des malins, disait mon père.
En 47, c’est grâce à ses « économies de guerre », qu’il a pu monter son entreprise de transport. Mais il en a toujours voulu aux cocos.
Avec raison, à mon sens. L’injustice, c’est comme l’entrave au commerce. Insupportable !
En fin de compte, dans la famille, nous sommes des rebelles. Quasiment des anarchistes si nous n’avions pas le sens inné de la propriété, du mien et du tien.
Donc, la frangine, « P.C. » pour Perrine-Charlène, elle n’avait pas supporté. Et, avec son « J.R. », elle avait su m’atteindre là où ça faisait mal.
À l’époque, je ne supportais pas mon blaze. Jean-Raymond. Maintenant, je m’en fous. Et, depuis le feuilleton Dallas, mes relations d’affaires me surnomment toutes « J.R. »
En ce moment, nous sommes loin de nos chamailleries avec nos « mon Jeannot » et « ma Perrine ».
Je ne vais quand même pas tomber dans le piège grossier de la Bernique.
Les Colombiens, c’est des sauvages, des barbares, des cruels-nés.
Depuis qu’ils ne peuvent plus écouler leur cocaïne aux States, ils se sont établis en Espagne pour la fourguer à l’Europe.
C’est le début et ma frangine préfère être en tête de train plutôt qu’à la remorque.
Je lui ai objecté qu’il y a du conflit d’intérêt dans l’air avec les autres mafias.
Les Colombiens, ils vont vouloir s’imposer sur le marché par tous les moyens. Et ils n’ont rien de partageux. Surtout que les autres sont déjà sur le créneau des drogues chimiques, celles qui ne nécessitent pas de territoires de production ni de transports grande distance. Du fait maison et sur place. À la demande. Sans stocks importants.
« On demande, on fournit. » L’idéal du commerce.
Pour moi, c’est l’avenir. J’y ai déjà pensé pour remplacer mes cigarettes.
J’essaie de convaincre ma frangine. Peine perdue.
Elle insiste pour que je me reconvertisse dans le transport mortuaire pour adapter le vecteur au nouveau produit.
C’est sa grande idée.
Elle a commencé par l’Ouest avec son Henri-Jacques.
Elle veut prendre toute seule sa succession – c’est dans l’air et c’est une question de jours – et me propose l’Ile-de-France en me faisant miroiter la possibilité d’un développement commun sur tout ce qui est au nord de la Loire. Le Sud étant déjà attribué.
– Tu te rends compte, mon Jeannot, ça nous ouvrirait ensuite les portes de la Belgique, du Luxembourg, de l’Allemagne, de…
Je n’ai jamais vu la Bernique aussi exaltée.
Selon moi, c’est de la pure mégalomanie.
Ça me fout les jetons.
J’ai toujours été contre la grande distribution. Ça vous fout en plein dans la ligne de mire des envieux. On risque de se retrouver déshabillé à la première OPA sournoise.
Moi, je n’ai pas envie de finir sous le tir croisé des Ricains du Sud, des ex-Soviétiques, des Corses ou des Nippo-Chinois, sans parler des Ritals et tutti quanti.
Je veux pouvoir profiter paisiblement de ma retraite de petit commerçant.
Je ne nourris pas de rêve de grandeur.
Je le lui dis. De façon diplomatique. Doucereuse.
La Bernique se sent vexée.
– Tu me déçois, J.R. ! qu’elle me lâche.
Voilà, que je me dis, le naturel a repris le dessus. Exit le « Jeannot ».
Je l’imagine déjà en train de me dire que j’en sais trop et que je n’ai pas le choix. Que ça va contrarier son Tonio auquel elle a déjà parlé de moi.
C’était hier matin, lorsqu’ils ont fait un détour par Rueil-Malmaison avec le corbillard avant d’aller récupérer maman à la morgue.
Et c’est à Rueil que Tonio leur a confié le premier chargement pour l’Ouest. Cinq kilos d’extra-pure pour le test.
Bonjour le test ! Les cinq premiers kilos qui se sont fait la malle du corbillard.
Et le Tonio qui connaît mon nom.
Mais elle est dingue, la Bernique ! Elle est plus dangereuse à elle toute seule que le Charles-de-Gaulle quand il est en état de s’éloigner du rivage !
Mais qu’est-ce que ça peut avoir dans le citron un commissaire principal de police, même urbaine, pour se lier avec les cartels colombiens ?
Même le petit dealer de banlieue prendrait ses jambes à son cou rien qu’à apercevoir l’ombre d’un narcotrafiquant colombien et se montrerait moins analphabète que ma sœur.
Pauvre papa, heureusement qu’il ne peut pas voir ça.
Sa fille en flic ripou mégalomane. La totale !
C’est dire si la frangine est contrariée. Elle ne se cache même pas de moi pour se sniffer une ligne !
Règle d’or du commerçant : ne jamais consommer sa propre camelote.
À mon humble avis, le Tonio, il a du souci à se faire pour sa filière Grand Ouest…
Pour l’heure, la frangine revient à la charge en me faisant miroiter un des atouts maîtres de la grande distribution. Le soutien des politiques qui sont toujours à la recherche d’une ristourne pour leurs bonnes œuvres et leurs faux frais de campagne électorale.
Et les Colombiens, c’est vrai, ils savent s’y prendre. Ils sont grands saigneurs. On ne peut guère leur résister et les vexer en refusant leur grosse enveloppe. C’est des demi-sauvages. Peuvent pas comprendre qu’on n’accepte pas leur amitié « à la vie à la mort ».
En un sens, ils ont le cœur sur la main. Mais c’est le tien, au final.
Des infra-humains, ces mecs. Dans leur sang coule la férocité mêlée des Indiens et des conquistadors, avec un zeste de jésuite pour faire bonne mesure.
C’est simple, même papa il n’aurait pas voulu se frotter de près ou de loin à ces narcotrafiquants d’outre-Atlantique. Dans le commerce, papa, les seuls étrangers qu’il acceptait de fréquenter, c’étaient les Corses et les Ritals.
Quelque part, à voir la Bernique si insistante, je ne peux m’empêcher de penser qu’elle a un gros problème sur les bras.
Sûr que son Tonio lui présentera l’addition si le croque-mort ne lui rapporte pas ses billes. Et celui-là, m’est avis qu’on n’est peut-être pas près de le revoir.
Avec vingt ans de moins, et si ma frangine n’était pas aussi tordue, j’aurais pris les choses en main.
« Écoute, ma Perrine, que je lui aurais dit, ne pleure pas sur ton sort. Je m’occupe de tout. Tu seras sous ma protection. »
Avec une frangine normale, ce serait jouable. Pas avec ma Bernique qui me met les nerfs en pelote avec sa façon de renifler à la Malraux.
Je préfère jeter le gant et retourner à Paris.
Je caresse même l’idée de revendre mon affaire au plus vite tant qu’il en est encore temps. Et mettre les voiles sur un pays où la peine de mort existe pour les trafiquants de drogue, pour plus de sûreté.
Mais je ne peux pas présenter les choses comme ça à la Bernique. Faut que j’enrobe.
– Écoute, ma Perrine, que je lui dis en me surprenant moi-même, c’est trop fort pour moi. Tu me connais, je ne suis pas un battant…
La garce, elle acquiesce.
– … Je serais un poids lourd pour toi. C’est dans tes cordes, pas dans les miennes. Toi, t’es capable d’affronter des situations pas croyables, de faire face à l’adversité…
Elle boit du petit-lait, la salope. Elle ne se rend même pas compte que je me réfère à son physique d’Enfer à la Dante.
– … Tu es faite pour diriger une multinationale, que je rajoute. Moi, je suis juste un petit Pmiste. Et c’est pas à cinquante ans passés que je vais prendre de l’envergure…
– Ne t’inquiète pas, mon Jeannot, qu’elle me dit la super-salope d’un ton protecteur, ne pleure pas sur ton sort. Je m’occupe de tout. Tu seras sous ma protection.
J’en reste bouche bée de stupeur. J’ai le cœur qui s’affole. J’ai affaire à une sorcière.
Si je ne m’enfuis pas sur l’heure, sûr que je vais me retrouver dans l’état présent du Bellou.
Je vais passer à l’ouest.
Mais pourquoi que je lui souris bêtement ?
– Faim…
Je sursaute de surprise en entendant cette voix d’outre-tombe, puis recouvre quelque peu mes esprits.
C’est le Bellou qui est parvenu à descendre tout seul l’escalier sans se casser la gueule et qui réclame sa bouillie.
La frangine se précipite sur lui pour vérifier qu’il est bien tout entier.
– Mais comment que tu as fait ? qu’elle lui demande comme si ce n’était pas l’évidence même.
– Faim, qu’il répète le regard fixe.
© Alain Pecunia, 2009.
Tous droits réservés.
Ma sœur et moi, nous n’avons jamais parlé autant. Au point de ne nous souvenir du Bellou que vers dix-neuf heures.
– T’inquiète, lui dis-je, je monte voir où il en est.
Je suis vachement surpris de le trouver tout éveillé et pianoteur devant son ordi. Mais il referme le couvercle de son portable dès qu’il se rend compte de ma présence et pose ses bras croisés dessus comme s’il craignait que je veuille le lui tirer.
– C’est à moi, dit-il comme un môme protégeant son nounours de la convoitise d’un autre gniard pratiquant la reprise individuelle.
Je hausse les épaules pour lui signifier que j’en ai rien à foutre.
Il me gratifie d’un large sourire béat.
– C’est mon joujou, dit-il.
J’en frissonne de malaise. Je ne soupçonnais pas mon beauf si salement atteint. Je crois même que la frangine ne s’est pas rendu compte de son état réel.
Son Bellou, ce n’est pas une déprime qu’il lui fait. Il est totalement passé de l’autre côté.
Pourtant, il n’a pas tout à fait le regard d’un dingue.
– Tu veux descendre maintenant ? que je lui propose.
Il hoche la tête en enserrant encore plus fort son portable.
– Pas fini, dit-il.
Je regarde ma montre pour me donner une contenance, tellement je me sens mal à l’aise devant ce pauvre débris que j’ai connu joyeux drille.
Quelle déchéance pour un commissaire des RG !
– Je viendrai te chercher pour le dîner, que je lui dis en lui tapotant l’épaule.
Je ne sais pas ce qu’il peut trafiquer avec son Internet. Peut-être qu’il se branche tout simplement sur des sites de cul. C’est le plus probable vu l’état de ma frangine.
Je lui fais un large sourire.
Ça me rassure quelque part qu’un dingue reste un homme malgré tout.
Je descends retrouver la Bernique et la rassure sur l’état de son Bellou.
Elle a préparé entre-temps un plateau apéritif et servi un copieux whisky.
Son attention me touche et nous reprenons notre papotage de businessmen là où nous l’avons interrompu un quart d’heure plus tôt.
La Bernique semble me faire définitivement confiance ou s’imagine – hypothèse hautement la plus probable à mes yeux – que je vais accepter de remplacer son associé dont les jours paraissent comptées.
En tout cas, c’est mon sentiment vu qu’elle m’a affranchi sur les grandes lignes de son business. Mais je reste sur mes gardes tout en rentrant dans son jeu de grand frère-petite sœur qui se découvrent après tant d’années passées à se tirer la bourre.
– Que de temps perdu ! me dit-elle.
J’ai envie de lui répondre : « À qui la faute ? »
Je me contente donc de sourire.
Le sourire, c’est essentiel dans le commerce.
« Jeannot », qu’elle m’appelle maintenant.
Ça me change du « J.R. » dont elle m’a toujours affublé depuis le jour où je l’avais appelée « P.C. ».
Faut dire que le bolchevisme, ça n’a jamais été la tasse de thé familiale. Et avec raison. Double, d’ailleurs. Tant du côté maternel que paternel.
Le père de maman, honnête commerçant, avait placé toutes ses économies en bons russes. Ruiné par les bolcheviks qui refusèrent de reconnaître les emprunts du tsar !
Papa, lui, fils d’honnêtes charcutiers, résistait à l’occupant en faisant du marché noir dès ses dix-huit ans en 41. Quand il s’est fait arrêter avec une valise de cochonnaille en 43, le commissaire de police lui a laissé le choix entre la Milice ou la prison.
Papa, qui a toujours été claustrophobe, a opté pour la Milice.
Il s’est toujours considéré comme un engagé de force. Une sorte de « malgré lui ».
Eh ben, à la Libération, les cocos n’en ont pas tenu compte !
Deux ans, il a tiré, papa. À Fresnes. Lui qui ne supportait même pas de prendre un ascenseur ou de monter dans un métro.
Il estimait toutefois qu’il avait eu de la chance. Son groupe était seulement soupçonné d’exactions, sans preuves. Et pour cause. Ses supérieurs avaient eu la sagesse de ne jamais ramener de prisonniers lors d’engagements avec des maquisards. Pas de survivants, pas de témoins !
– On était des malins, disait mon père.
En 47, c’est grâce à ses « économies de guerre », qu’il a pu monter son entreprise de transport. Mais il en a toujours voulu aux cocos.
Avec raison, à mon sens. L’injustice, c’est comme l’entrave au commerce. Insupportable !
En fin de compte, dans la famille, nous sommes des rebelles. Quasiment des anarchistes si nous n’avions pas le sens inné de la propriété, du mien et du tien.
Donc, la frangine, « P.C. » pour Perrine-Charlène, elle n’avait pas supporté. Et, avec son « J.R. », elle avait su m’atteindre là où ça faisait mal.
À l’époque, je ne supportais pas mon blaze. Jean-Raymond. Maintenant, je m’en fous. Et, depuis le feuilleton Dallas, mes relations d’affaires me surnomment toutes « J.R. »
En ce moment, nous sommes loin de nos chamailleries avec nos « mon Jeannot » et « ma Perrine ».
Je ne vais quand même pas tomber dans le piège grossier de la Bernique.
Les Colombiens, c’est des sauvages, des barbares, des cruels-nés.
Depuis qu’ils ne peuvent plus écouler leur cocaïne aux States, ils se sont établis en Espagne pour la fourguer à l’Europe.
C’est le début et ma frangine préfère être en tête de train plutôt qu’à la remorque.
Je lui ai objecté qu’il y a du conflit d’intérêt dans l’air avec les autres mafias.
Les Colombiens, ils vont vouloir s’imposer sur le marché par tous les moyens. Et ils n’ont rien de partageux. Surtout que les autres sont déjà sur le créneau des drogues chimiques, celles qui ne nécessitent pas de territoires de production ni de transports grande distance. Du fait maison et sur place. À la demande. Sans stocks importants.
« On demande, on fournit. » L’idéal du commerce.
Pour moi, c’est l’avenir. J’y ai déjà pensé pour remplacer mes cigarettes.
J’essaie de convaincre ma frangine. Peine perdue.
Elle insiste pour que je me reconvertisse dans le transport mortuaire pour adapter le vecteur au nouveau produit.
C’est sa grande idée.
Elle a commencé par l’Ouest avec son Henri-Jacques.
Elle veut prendre toute seule sa succession – c’est dans l’air et c’est une question de jours – et me propose l’Ile-de-France en me faisant miroiter la possibilité d’un développement commun sur tout ce qui est au nord de la Loire. Le Sud étant déjà attribué.
– Tu te rends compte, mon Jeannot, ça nous ouvrirait ensuite les portes de la Belgique, du Luxembourg, de l’Allemagne, de…
Je n’ai jamais vu la Bernique aussi exaltée.
Selon moi, c’est de la pure mégalomanie.
Ça me fout les jetons.
J’ai toujours été contre la grande distribution. Ça vous fout en plein dans la ligne de mire des envieux. On risque de se retrouver déshabillé à la première OPA sournoise.
Moi, je n’ai pas envie de finir sous le tir croisé des Ricains du Sud, des ex-Soviétiques, des Corses ou des Nippo-Chinois, sans parler des Ritals et tutti quanti.
Je veux pouvoir profiter paisiblement de ma retraite de petit commerçant.
Je ne nourris pas de rêve de grandeur.
Je le lui dis. De façon diplomatique. Doucereuse.
La Bernique se sent vexée.
– Tu me déçois, J.R. ! qu’elle me lâche.
Voilà, que je me dis, le naturel a repris le dessus. Exit le « Jeannot ».
Je l’imagine déjà en train de me dire que j’en sais trop et que je n’ai pas le choix. Que ça va contrarier son Tonio auquel elle a déjà parlé de moi.
C’était hier matin, lorsqu’ils ont fait un détour par Rueil-Malmaison avec le corbillard avant d’aller récupérer maman à la morgue.
Et c’est à Rueil que Tonio leur a confié le premier chargement pour l’Ouest. Cinq kilos d’extra-pure pour le test.
Bonjour le test ! Les cinq premiers kilos qui se sont fait la malle du corbillard.
Et le Tonio qui connaît mon nom.
Mais elle est dingue, la Bernique ! Elle est plus dangereuse à elle toute seule que le Charles-de-Gaulle quand il est en état de s’éloigner du rivage !
Mais qu’est-ce que ça peut avoir dans le citron un commissaire principal de police, même urbaine, pour se lier avec les cartels colombiens ?
Même le petit dealer de banlieue prendrait ses jambes à son cou rien qu’à apercevoir l’ombre d’un narcotrafiquant colombien et se montrerait moins analphabète que ma sœur.
Pauvre papa, heureusement qu’il ne peut pas voir ça.
Sa fille en flic ripou mégalomane. La totale !
C’est dire si la frangine est contrariée. Elle ne se cache même pas de moi pour se sniffer une ligne !
Règle d’or du commerçant : ne jamais consommer sa propre camelote.
À mon humble avis, le Tonio, il a du souci à se faire pour sa filière Grand Ouest…
Pour l’heure, la frangine revient à la charge en me faisant miroiter un des atouts maîtres de la grande distribution. Le soutien des politiques qui sont toujours à la recherche d’une ristourne pour leurs bonnes œuvres et leurs faux frais de campagne électorale.
Et les Colombiens, c’est vrai, ils savent s’y prendre. Ils sont grands saigneurs. On ne peut guère leur résister et les vexer en refusant leur grosse enveloppe. C’est des demi-sauvages. Peuvent pas comprendre qu’on n’accepte pas leur amitié « à la vie à la mort ».
En un sens, ils ont le cœur sur la main. Mais c’est le tien, au final.
Des infra-humains, ces mecs. Dans leur sang coule la férocité mêlée des Indiens et des conquistadors, avec un zeste de jésuite pour faire bonne mesure.
C’est simple, même papa il n’aurait pas voulu se frotter de près ou de loin à ces narcotrafiquants d’outre-Atlantique. Dans le commerce, papa, les seuls étrangers qu’il acceptait de fréquenter, c’étaient les Corses et les Ritals.
Quelque part, à voir la Bernique si insistante, je ne peux m’empêcher de penser qu’elle a un gros problème sur les bras.
Sûr que son Tonio lui présentera l’addition si le croque-mort ne lui rapporte pas ses billes. Et celui-là, m’est avis qu’on n’est peut-être pas près de le revoir.
Avec vingt ans de moins, et si ma frangine n’était pas aussi tordue, j’aurais pris les choses en main.
« Écoute, ma Perrine, que je lui aurais dit, ne pleure pas sur ton sort. Je m’occupe de tout. Tu seras sous ma protection. »
Avec une frangine normale, ce serait jouable. Pas avec ma Bernique qui me met les nerfs en pelote avec sa façon de renifler à la Malraux.
Je préfère jeter le gant et retourner à Paris.
Je caresse même l’idée de revendre mon affaire au plus vite tant qu’il en est encore temps. Et mettre les voiles sur un pays où la peine de mort existe pour les trafiquants de drogue, pour plus de sûreté.
Mais je ne peux pas présenter les choses comme ça à la Bernique. Faut que j’enrobe.
– Écoute, ma Perrine, que je lui dis en me surprenant moi-même, c’est trop fort pour moi. Tu me connais, je ne suis pas un battant…
La garce, elle acquiesce.
– … Je serais un poids lourd pour toi. C’est dans tes cordes, pas dans les miennes. Toi, t’es capable d’affronter des situations pas croyables, de faire face à l’adversité…
Elle boit du petit-lait, la salope. Elle ne se rend même pas compte que je me réfère à son physique d’Enfer à la Dante.
– … Tu es faite pour diriger une multinationale, que je rajoute. Moi, je suis juste un petit Pmiste. Et c’est pas à cinquante ans passés que je vais prendre de l’envergure…
– Ne t’inquiète pas, mon Jeannot, qu’elle me dit la super-salope d’un ton protecteur, ne pleure pas sur ton sort. Je m’occupe de tout. Tu seras sous ma protection.
J’en reste bouche bée de stupeur. J’ai le cœur qui s’affole. J’ai affaire à une sorcière.
Si je ne m’enfuis pas sur l’heure, sûr que je vais me retrouver dans l’état présent du Bellou.
Je vais passer à l’ouest.
Mais pourquoi que je lui souris bêtement ?
– Faim…
Je sursaute de surprise en entendant cette voix d’outre-tombe, puis recouvre quelque peu mes esprits.
C’est le Bellou qui est parvenu à descendre tout seul l’escalier sans se casser la gueule et qui réclame sa bouillie.
La frangine se précipite sur lui pour vérifier qu’il est bien tout entier.
– Mais comment que tu as fait ? qu’elle lui demande comme si ce n’était pas l’évidence même.
– Faim, qu’il répète le regard fixe.
© Alain Pecunia, 2009.
Tous droits réservés.
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