Chapitre 4
Je n’avais jamais vu la villa de ma sœur.
Je ne pense pas qu’elle a pu s’acheter une villa aussi grande avec la somme que lui avait donnée les vieux.
Elle en vaut au moins deux fois à trois fois plus, et je ne parle pas des meubles de style et des volets électriques qui ont dû coûter un max vu le nombre de fenêtres.
C’est une casbah à deux étages et au grenier aménagé. En grès avec une tourelle prétentieuse de mini-château fort sur le côté. Avec une véranda jardin d’hiver sur le devant qui surplombe la mer.
Du pur kitch qu’affectionnait le bourgeois nantais au début du siècle précédent.
On trouve les mêmes éparpillées des deux côtés de l’estuaire de la Loire.
Ça en jette. Mais ça ne m’impressionne pas.
Ce qui m’impressionne, en revanche, c’est de découvrir mon beau-frère, le Bellou, en pleine déprime.
– Je ne t’ai pas dit, me susurre la frangine, mais il est en arrêt maladie depuis son retour de Corse.
Il a un peu plus de cinquante ans mais en paraît facilement dix de plus.
Moi qui comptais sur son côté bon vivant pour supporter cette coexistence forcée avec ma frangine, je suis refait.
Je m’assois en face de lui dans un fauteuil Louis XVI qui me semble d’époque à première vue.
C’est comme si je m’étais assis devant une plante. Genre cactus trapu avec sa barbe de plusieurs jours. Sauf que cette plante-là dodeline de la tête et m’adresse un faible sourire. Enfin, c’est ce que je crois. Mais je peux tout aussi bien être en train de faire de l’anthropomorphisme.
La frangine nous rejoint en apportant un plateau d’olives, de cacahuètes salées et de petits fours. Du sommaire.
Je dis « nous », car le croque-mort est toujours là.
C’est d’ailleurs lui qui fait le service et me propose un whisky. Le Bellou, lui, a droit à un doigt de porto. Il semble faire la gueule.
Le croque-mort a également servi un whisky bien tassé à ma frangine.
Ça me surprend, car elle s’enfile une bonne rasade d’un coup.
Ce qui me surprend encore plus, c’est l’aisance du croque-mort et la familiarité, nouvelle pour moi, qui s’établit entre lui et la frangine.
C’est quand même pas son gigolo ?
Non, c’est pas possible. C’est d’ailleurs inconcevable. Elle est trop radine pour payer pour ça.
– Ressers-moi, Henri-Jacques, dit-elle après avoir vidé son verre cul sec.
Il s’exécute et me ressert par la même occasion.
« Henri-Jacques ». Pour moi, c’est pas un prénom de croque-mort. Lucien, Louis, Paul, Gaston, oui.
D’ailleurs, ce mec, il ne sent pas le croque-mort. Il doit y avoir anguille sous roche.
Tout à coup, je me sens mal à l’aise. Le Henri-Jacques me donne l’impression de me jauger. Il échange même un regard de connivence avec la Bernique à la fin de son examen.
Je me mets sur mes gardes. Ma frangine vient de me sourire. Je l’ai toujours connu avec les zygomatiques paralysés, alors, bien sûr, ça me surprend.
Henri-Jacques, m’explique-t-elle, tenait un bar à vin à Paris il y a encore un an.
Il l’a bien vendu et s’est lancé il y a six mois dans la promotion immobilière sur la région.
– Avec la reprise des chantiers navals de Saint-Nazaire, c’est rentable, me précise-t-elle.
Il a ensuite voulu diversifier ses activités et a racheté une entreprise de pompes funèbres il y a deux mois.
– J’ai investi dans ses deux sociétés, conclut-elle avec son petit air supérieur.
Je comprends mieux, mais je ne vois pas pourquoi elle me raconte sa vie. J’ai même envie de ne pas en savoir plus.
– Qu’est-ce qu’on fait de maman pour la nuit ? je demande pour changer de sujet.
Elle est pour l’instant dans son corbillard devant le garage de la villa.
– Elle est bien là, dit ma sœur en haussant les épaules, personne ne va la voler.
Je suis étonné.
Encore plus quand j’apprends que le croque-mort loge ici et occupe le second étage.
La Bernique profite de mon étonnement pour me demander si je ne serais pas intéressé à investir dans l’une ou l’autre de leurs sociétés.
Je ne le sens pas. J’ai l’impression d’être pris pour un pigeon.
Pour ça, j’ai une sorte de sixième sens.
Surtout que l’associé de la frangine essaie de me soûler en me servant un troisième whisky encore plus tassé que les deux autres.
J’ai le ventre qui gargouille car j’ai faim. J’ai bouffé que deux tartines beurrées et un sandwich de la journée.
Ma sœur nouvellement attentionnée à mon égard nous propose de passer à table.
Fricassée de saint-jacques et homards à la nage.
Je sens mon sixième sens s’assoupir. J’ai une dalle pas possible et j’aide Henri-Jacques à dresser la table tandis que ma frangine s’agite en cuisine.
Le Bellou, lui, il ne s’agite pas. Il reste prostré dans son fauteuil. Mais je me demande s’il ne joue pas la comédie quand je le vois terminer mon verre de whisky à moitié plein.
Il ne m’a pas vu rentrer dans la pièce sur le côté et il a été vif comme l’éclair.
Il reprend aussitôt sa pose et m’adresse un sourire faiblard.
Le Bellou me fait peine.
Je verse un peu de whisky dans mon verre et lui fais un clin d’œil complice avant de m’éclipser.
Quand nous nous mettons à table, ma frangine semble avoir oublié son mari.
Elle renifle par à-coups et semble ailleurs.
C’est le croque-mort qui va chercher le Bellou.
Nous vidons deux bouteilles de muscadet durant le repas et je me sens cassé au fromage après le premier verre de bordeaux.
Je n’ai jamais supporté les mélanges.
Nous avons parlé – enfin, le croque-mort et la Bernique – placements financiers. Je croyais entendre mon banquier me farcissant la tête de plus-values mirobolantes.
J’avais tellement bu qu’à un moment j’ai failli leur dire, pour rabattre leur caquet, que je connaissais des placements bien plus rentables que les leurs.
Mais j’ai quand même tenu ma langue. Je sais reconnaître les gagne-petit.
La Bernique et le Henri-Jacques, ce sont des caves. S’ils m’ont proposé d’investir dans l’immobilier et le mortuaire, c’est que leurs affaires doivent péricliter et qu’ils ont besoin de les renflouer.
Avec la frangine, je ne peux m’attendre à rien de bon.
À mon avis, ils sont de mèche et ils veulent m’arnaquer.
Mais je ne suis pas né de la veille, que je me dis en m’endormant dans mon lit qui tangue.
© Alain Pecunia, 2009.
Tous droits réservés.
Je n’avais jamais vu la villa de ma sœur.
Je ne pense pas qu’elle a pu s’acheter une villa aussi grande avec la somme que lui avait donnée les vieux.
Elle en vaut au moins deux fois à trois fois plus, et je ne parle pas des meubles de style et des volets électriques qui ont dû coûter un max vu le nombre de fenêtres.
C’est une casbah à deux étages et au grenier aménagé. En grès avec une tourelle prétentieuse de mini-château fort sur le côté. Avec une véranda jardin d’hiver sur le devant qui surplombe la mer.
Du pur kitch qu’affectionnait le bourgeois nantais au début du siècle précédent.
On trouve les mêmes éparpillées des deux côtés de l’estuaire de la Loire.
Ça en jette. Mais ça ne m’impressionne pas.
Ce qui m’impressionne, en revanche, c’est de découvrir mon beau-frère, le Bellou, en pleine déprime.
– Je ne t’ai pas dit, me susurre la frangine, mais il est en arrêt maladie depuis son retour de Corse.
Il a un peu plus de cinquante ans mais en paraît facilement dix de plus.
Moi qui comptais sur son côté bon vivant pour supporter cette coexistence forcée avec ma frangine, je suis refait.
Je m’assois en face de lui dans un fauteuil Louis XVI qui me semble d’époque à première vue.
C’est comme si je m’étais assis devant une plante. Genre cactus trapu avec sa barbe de plusieurs jours. Sauf que cette plante-là dodeline de la tête et m’adresse un faible sourire. Enfin, c’est ce que je crois. Mais je peux tout aussi bien être en train de faire de l’anthropomorphisme.
La frangine nous rejoint en apportant un plateau d’olives, de cacahuètes salées et de petits fours. Du sommaire.
Je dis « nous », car le croque-mort est toujours là.
C’est d’ailleurs lui qui fait le service et me propose un whisky. Le Bellou, lui, a droit à un doigt de porto. Il semble faire la gueule.
Le croque-mort a également servi un whisky bien tassé à ma frangine.
Ça me surprend, car elle s’enfile une bonne rasade d’un coup.
Ce qui me surprend encore plus, c’est l’aisance du croque-mort et la familiarité, nouvelle pour moi, qui s’établit entre lui et la frangine.
C’est quand même pas son gigolo ?
Non, c’est pas possible. C’est d’ailleurs inconcevable. Elle est trop radine pour payer pour ça.
– Ressers-moi, Henri-Jacques, dit-elle après avoir vidé son verre cul sec.
Il s’exécute et me ressert par la même occasion.
« Henri-Jacques ». Pour moi, c’est pas un prénom de croque-mort. Lucien, Louis, Paul, Gaston, oui.
D’ailleurs, ce mec, il ne sent pas le croque-mort. Il doit y avoir anguille sous roche.
Tout à coup, je me sens mal à l’aise. Le Henri-Jacques me donne l’impression de me jauger. Il échange même un regard de connivence avec la Bernique à la fin de son examen.
Je me mets sur mes gardes. Ma frangine vient de me sourire. Je l’ai toujours connu avec les zygomatiques paralysés, alors, bien sûr, ça me surprend.
Henri-Jacques, m’explique-t-elle, tenait un bar à vin à Paris il y a encore un an.
Il l’a bien vendu et s’est lancé il y a six mois dans la promotion immobilière sur la région.
– Avec la reprise des chantiers navals de Saint-Nazaire, c’est rentable, me précise-t-elle.
Il a ensuite voulu diversifier ses activités et a racheté une entreprise de pompes funèbres il y a deux mois.
– J’ai investi dans ses deux sociétés, conclut-elle avec son petit air supérieur.
Je comprends mieux, mais je ne vois pas pourquoi elle me raconte sa vie. J’ai même envie de ne pas en savoir plus.
– Qu’est-ce qu’on fait de maman pour la nuit ? je demande pour changer de sujet.
Elle est pour l’instant dans son corbillard devant le garage de la villa.
– Elle est bien là, dit ma sœur en haussant les épaules, personne ne va la voler.
Je suis étonné.
Encore plus quand j’apprends que le croque-mort loge ici et occupe le second étage.
La Bernique profite de mon étonnement pour me demander si je ne serais pas intéressé à investir dans l’une ou l’autre de leurs sociétés.
Je ne le sens pas. J’ai l’impression d’être pris pour un pigeon.
Pour ça, j’ai une sorte de sixième sens.
Surtout que l’associé de la frangine essaie de me soûler en me servant un troisième whisky encore plus tassé que les deux autres.
J’ai le ventre qui gargouille car j’ai faim. J’ai bouffé que deux tartines beurrées et un sandwich de la journée.
Ma sœur nouvellement attentionnée à mon égard nous propose de passer à table.
Fricassée de saint-jacques et homards à la nage.
Je sens mon sixième sens s’assoupir. J’ai une dalle pas possible et j’aide Henri-Jacques à dresser la table tandis que ma frangine s’agite en cuisine.
Le Bellou, lui, il ne s’agite pas. Il reste prostré dans son fauteuil. Mais je me demande s’il ne joue pas la comédie quand je le vois terminer mon verre de whisky à moitié plein.
Il ne m’a pas vu rentrer dans la pièce sur le côté et il a été vif comme l’éclair.
Il reprend aussitôt sa pose et m’adresse un sourire faiblard.
Le Bellou me fait peine.
Je verse un peu de whisky dans mon verre et lui fais un clin d’œil complice avant de m’éclipser.
Quand nous nous mettons à table, ma frangine semble avoir oublié son mari.
Elle renifle par à-coups et semble ailleurs.
C’est le croque-mort qui va chercher le Bellou.
Nous vidons deux bouteilles de muscadet durant le repas et je me sens cassé au fromage après le premier verre de bordeaux.
Je n’ai jamais supporté les mélanges.
Nous avons parlé – enfin, le croque-mort et la Bernique – placements financiers. Je croyais entendre mon banquier me farcissant la tête de plus-values mirobolantes.
J’avais tellement bu qu’à un moment j’ai failli leur dire, pour rabattre leur caquet, que je connaissais des placements bien plus rentables que les leurs.
Mais j’ai quand même tenu ma langue. Je sais reconnaître les gagne-petit.
La Bernique et le Henri-Jacques, ce sont des caves. S’ils m’ont proposé d’investir dans l’immobilier et le mortuaire, c’est que leurs affaires doivent péricliter et qu’ils ont besoin de les renflouer.
Avec la frangine, je ne peux m’attendre à rien de bon.
À mon avis, ils sont de mèche et ils veulent m’arnaquer.
Mais je ne suis pas né de la veille, que je me dis en m’endormant dans mon lit qui tangue.
© Alain Pecunia, 2009.
Tous droits réservés.
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