Chapitre 23
– Elles traînent…, dit Iabelle en consultant de nouveau sa montre.
Il était dix-neuf heures trente et les sœurs Loÿ n’étaient pas encore rentrées.
– Elles font peut-être quelques courses, fit Antoine en haussant les épaules.
De temps à autre, on entendait un miaulement. Parfois faible, parfois éloigné.
– Ça, c’est leur matou, avait dit Gilbert la première fois. Ça prouve au moins que ça marche.
Isabelle Cavalier avait déjà planqué dans des sous-marins, mais celui-ci lui avait semblé particulièrement bien aménagé.
L’intérieur lui faisait penser à un camping-car avec plein de petites astuces de rangement pour pouvoir s’y tenir à deux ou trois à l’aise.
– Normal, c’est mon sous-marin perso, avait dit Antoine en lui avouant aimer ces longues veilles car elles lui rappelaient les moments passés dans son enfance avec son grand-père dans sa hutte de chasse aux canards.
– Les voilà ! dit soudainement Isabelle en désignant les deux jeunes femmes qui s’avançaient dans la rue. Tu avais raison, elles ont fait quelques courses…
Antoine fit signe à Gilbert Lenoir de se mettre à l’écoute.
Les minutes parurent interminables à Isabelle puis on entendit le chat fêter par des miaulements successifs l’arrivée de ses maîtresses.
Des paroles anodines. Des va-et-vient. Des petits bruits. Le chat.
Il était dix-neuf heures cinquante.
– Elles s’installent et prennent leurs aises, commenta Antoine en faisant signe à Isabelle de patienter.
Plus rien pendant vingt minutes.
– Dommage que je n’aie pas pu mettre d’émetteur dans la cuisine ! regretta Lenoir.
Coup de sonnette.
Des voix lointaines. Puis des pas dans la salle à manger.
– Comment ça ? (« C’est la sœur aînée », commenta Isabelle.)
– Oui, comme je vous le dis, le monsieur du câble. (« Merde ! la vieille ! » fit Lenoir.)
– Mais nous n’avons pas le câble ! (Toujours l’aînée.)
– Ah bon, vous n’avez pas le câble ? Remarquez, moi non plus, mais parfois, vous savez, Mme Jean me dit – vous savez, la dame du troisième qui boîte un peu…
– Comment était ce monsieur ? la coupa l’aînée avec impatience.
– Mais très bien, très correct.
– Vous l’avez vu toucher à quelque chose ? (L’aînée.)
– Oh ! je ne l’ai pas quitté des yeux, vous pouvez me croire ! Il a juste touché la prise là près de votre téléviseur. Celle d’où vient le câble quand on a le câble, qu’il m’a dit. Parce que, vous savez, c’est collectif leur machin…
– Et il n’a rien touché d’autre ? la recoupa l’aînée d’une voix encore plus impatiente.
– Non, je vous assure… Le monsieur a posé son blouson sur la table, sa mallette sur la chaise, il a vérifié la prise, puis il est parti… Je me souviens même qu’il a relacé sa chaussure. Heureusement que je lui avais signalé que son lacet était défait, parce que, le pauvre, il aurait pu marcher dessus…
La petite vieille se fit ensuite repousser vers la porte.
Silence.
Des pas dans la salle. Le raclement d’une chaise. Un miaulement.
– Il n’y a rien sous la table. (L’aînée.)
– C’est peut-être rien. (La cadette.)
– Qu’est-ce que tu peux être conne, parfois !
Gilbert se tourna vers Antoine. Les trois policiers hochèrent la tête en même temps.
– Ça devient intéressant, dit Antoine. Tu as peut-être vu juste, Isa.
La voix de la cadette, Marie-Laure :
– Qu’est-ce que tu fais ? (Voix craintive.)
– Je l’appelle.
– Tu crois…
Il était vingt-heures trente-cinq.
Un silence de catacombe s’installa dans le sous-marin. On eût dit que les trois policiers retenaient leur respiration.
Voix de l’aînée. Avec une pointe d’inquiétude.
– Oui, c’est moi… Écoute, il y a eu un truc bizarre cet après-midi… Un type de la télé par câble qui venait soi-disant vérifier l’installation…
– …
– Qu’est-ce que tu dis ?… Non, je ne peux pas te le décrire…
Voix plus basse. S’adressant à sa sœur.
– Allume la télé et mets de la musique…
– Pourquoi ? (Avec étonnement.)
– Fais ce que je te dis ! (Énervée.)
– Bon, bon, j’y vais… (Rechignant.)
(Commentaires d’un journaliste. Un temps. Musique style tub de boîte de nuit.)
– Plus fort !
Gilbert Lenoir avait pris la précaution d’ôter ses écouteurs et de baisser le volume de l’ampli.
Seul un filet de musique pénétrait l’intérieur du sous-marin.
Le lieutenant Gilbert interrogea son supérieur du regard.
– À mon avis, dit Antoine en retrouvant sa voix de stentor, le type qu’elle a appelé et qui lui a conseillé de faire du bruit pour couvrir une éventuelle écoute va rappliquer pour vérifier de lui-même.
– Il risque de trouver mon micro sous la chaise…
– C’est un risque à courir, dit Antoine fataliste. Mais, à présent, on sait qu’elles ont quelque chose sur la conscience même si nous devenons « sourds ».
– Moi, intervint Isabelle, je suis curieuse de découvrir la tête de leur visiteur.
Gilbert Lenoir se proposa pour aller se poster dans l’immeuble.
Antoine haussa les épaules.
– Avec le gardien et la vieille qui connaissent ta tronche !
Isabelle Cavalier fit non de la tête.
– Je sais, dit Antoine. Je pense comme toi. Notre client est peut-être un flic et nous avons une chance de l’identifier.
Il regarda sa montre. Il était vingt-heures cinquante.
– À partir de maintenant, on scope toutes les entrées de mecs. On fera le tri après.
– Je commence, dit Isabelle en prenant le caméscope posé prêt à l’emploi sur la tablette.
Au bout de vingt minutes d’attente, où elle n’avait noté aucune entrée significative, Isabelle pouffa de rire et attira l’attention de ses deux collègues des Stups.
Un trio de jeunes s’était arrêté devant le hall d’entrée de la résidence et deux d’entre eux entamèrent leur petit échange en toute tranquillité.
Le premier reçut un billet du second, puis, jetant à peine un regard alentour, se dirigea nonchalamment vers l’un des bacs à fleurs sur le côté du hall. Posa son pied sur le rebord et fit semblant de relacer ses Nike. S’emparant dans le même mouvement d’un petit sachet de plastique à peine enterré là.
– Les enfoirés ! dit Antoine. Sous mon nez…
Isabelle pouffait toujours de rire.
– Tu les a filmés, au moins ? lui demanda-t-il mi-figue, mi-raisin.
Isabelle fit non de la tête en tentant de refréner une nouvelle envie de rire.
– Excuse-moi, dit-elle en dirigeant l’objectif sur les jeunes dealers qui s’éloignaient.
Elle les suivit un instant avec le caméscope et se figea subitement.
Elle n’avait plus envie de rire.
Elle venait de prendre le capitaine Dupert dans son objectif.
– Je l’ai ! cria-t-elle, immédiatement rejointe par Antoine et Lenoir. C’est Dupert ! C’est lui !
Isabelle Cavalier se sentait tout excitée.
– Oh ! bordel, commenta le commissaire Antoine. Filme ! Ne le lâche pas jusqu’au bout !
Le capitaine Dupert passa devant la camionnette de location sans même y jeter un regard.
– Il a sa tête des mauvais jours, commenta Isabelle.
Ils le regardèrent s’engouffrer dans le hall mais il disparut de l’objectif et de leur angle de vision quand il se dirigea vers les ascenseurs.
Isabelle baissa le caméscope.
L’excitation fit place à une extrême tension.
Antoine prit la place de son subordonné à l’écoute.
Les minutes qui s’écoulaient leur semblaient une éternité.
On entendait toujours le filet de musique. Antoine augmenta légèrement le volume du son.
Au bout d’une quinzaine de minutes, il n’y eut plus de son.
– Il a trouvé mon micro…, se lamenta Lenoir.
– Ta gueule ! lui dit Antoine, tendu, en poussant le volume.
On entendit alors le son du téléviseur.
– Tu vois ! fit Antoine.
Le son du téléviseur disparut.
– Merde ! cria Antoine, il l’a trouvé, le salaud !
La tension montait dans le sous-marin. Puis ils entendirent à nouveau des voix.
– Il n’y a rien. (Isabelle reconnut celle de Dupert.)
– Tant mieux ! Je suis soulagée. (Anne-Sophie, l’aînée des sœurs Loÿ.)
– Moi aussi… (La cadette.)
– Valait quand même mieux vérifier. (À nouveau Dupert.) De toute façon, il est resté trop peu de temps pour placer quelque chose. En tout cas, il n’y a rien du côté de la prise, ni sous la table…
Isabelle et ses deux collègues retenaient leur souffle.
Antoine lui tapota amicalement l’épaule.
– T’es une bonne, toi ! T’as un sacré flair. Je te prends aux Stups quand tu veux.
Puis il se tourna vers le jeune lieutenant.
– Ben, tu vois, il a été assez con pour ne pas avoir pensé à la chaise…
Un miaulement de chat. Des bruits de vaisselle que l’on devait installer sur la table. Des voix lointaines. Puis des bruits de verre. Encore le chat, dont personne ne devait s’occuper.
– Bon, trinquons à notre succès ! (La voix de l’aînée.)
– Oui, nous pouvons. (La voix de Dupert.) Enfin, presque. Mais ça a été plus facile que prévu.
– Comment t’as fait ? (La voix de l’aînée, admirative.)
– Simplement. Je me suis présenté à vingt et une heures chez eux en disant que je venais de la part du capitaine Cavalier que je secondais dans son enquête.
– Ils ne se sont pas méfiés ? (Toujours l’aînée, avec une pointe d’excitation.)
– Tu parles ! Ils avaient été ensorcelés par la Cavalier et ses airs angéliques.
– Et alors ? (L’aînée.)
– J’y suis allé au bluff. Je leur ai demandé de me confier, à la demande du capitaine Cavalier qui était empêchée de se déplacer elle-même, les documents en leur possession.
– Et ils te les ont donnés comme ça ? (Toujours l’aînée.)
– Oh ! il y a eu un petit flottement, mais je leur ai dit qu’ils pouvaient téléphoner au capitaine Cavalier pour vérifier. Ça les a mis en confiance et ils m’ont sorti les cinq dossiers magiques d’un placard.
– Ils savaient ce qu’ils contenaient ? (L’aînée.)
– Pas le moins du monde. Je leur ai demandé s’ils en avaient pris connaissance, et le blondinet m’a répondu : « Oh non ! monsieur. Quand Marie-Claude nous les a confiés, elle nous a fait jurer de ne pas les ouvrir. » De toute façon, la Dubize, elle avait pris la précaution de les sceller. Et ils m’ont appris que la Dubize les leur avait remis juste après la mort de Tampion.
– Tu les a mis où, les dossiers ? (L’aînée.)
– Ne t’inquiète pas, ma chérie. L’endroit le plus sûr au monde, la Brigade criminelle ! Dans mon bureau. Personne ne songerait à les trouver là.
– Pourquoi les avoir tués alors qu’ils avaient remis les documents ? (La cadette intervenait d’une voix mal à l’aise.) Ce n’était pas nécessaire…
– Écoute, ma chérie, ces dossiers ils valent de l’or, ils vont faire notre fortune, mais c’est de la dynamite. On ne peut pas se permettre de laisser des témoins derrière nous. C’est le prix à payer pour notre tranquillité. Mais ils n’ont pas souffert, si ça peut te rassurer. Ils sont morts sans se rendre compte de rien.
– Comment ? (La cadette, d’une voix timide.)
– Tu veux vraiment savoir ?
– Oui. Je veux être sûre qu’ils sont morts sans souffrir.
– Qu’est-ce que tu peux être sensible ! (L’aînée, d’une voix tranchante.)
– Laisse, laisse. Elle a le droit de savoir. Écoute, je leur ai demandé un verre d’eau. Ils m’ont proposé un alcool. Je leur ai dit OK à condition qu’ils m’accompagnent. On a bu le coup ensemble et on a discuté une petite demi-heure qui m’a permis de me les mettre dans la poche. Puis, je leur ai demandé s’ils n’avaient pas un joint. Ça les a d’abord surpris, ensuite ils se sont marrés. Ils trouvaient ça drôle de fumer avec un flic cool. Après, je leur ai proposé de goûter à une gélule d’un nouveau truc encore meilleur que leur saloperie d’ectasy. Alors là, ils ont sauté dessus. On était copains comme cochons. Un quart d’heure après, ils étaient raides morts, sans s’en rendre compte, je t’assure. En prenant leur pied. Ensuite, j’ai fait ma petite mise en scène.
– Mais, s’ils faisaient une autopsie ? (L’aînée, qui semblait la tête pensante du trio.)
– Il n’y en aura pas. Mon rapport est nickel et la justice ne s’emmerde pas pour la mort de deux camés.
– Je suis contente que ça soit fini et que nous ayons enfin les dossiers. (L’aînée.)
– Ah, ça, ils nous auront fait courir ! (Le capitaine Dupert.) Mais, tu vois, quand j’ai commencé à lui taillader les veines dans la baignoire (Il parlait de Serge Tampion.), je savais qu’il parlerait.
– L’ordure ! (L’aînée.) Quand je pense que, lorsqu’il m’a donné le code de son coffre, il savait qu’il était vide… Et tout ce que j’ai dû subir de ce porc avant de l’obtenir !
– Allez, c’est fini, mes chéries. À nous le bon temps !
– Tu crois qu’il n’y aura pas de problème ? (La cadette, inquiète.)
– Mais non. Nous avons fait un parcours sans faute. Nous savions qu’il les avait confiés à son ex, la Dubize, et qu’il fallait attendre que ça se calme. Le seul hic, ça a été la reprise de l’enquête par ce petit con de juge et qu’on l’ait confiée à Cavalier. Mais, en même temps, ça nous a obligés à accélérer le mouvement. Puis ça a eu le mérite de nous mettre sur la bonne voie. Sans le suicide de la Dubize, qui ne se serait jamais suicidée si elle avait conservé les dossiers chez elle, on n’aurait jamais pensé à ses deux petits protégés.
– Quand je pense à tout cet enchaînement de circonstances depuis l’été dernier ! (La voix de l’aînée.)
– Eh oui, si je n’étais pas tombé sur Boulic dans cette histoire de meurtre des deux gamines, je n’aurais pas eu connaissance de l’existence de ces dossiers et nous ne nous serions pas rencontrés.
– Tu restes avec nous cette nuit ? (L’aînée, d’une voix langoureuse.)
– Bien sûr, il faut fêter ça ! Mais il faut que je sois à sept heures demain matin à la Crim…
© Alain Pecunia, 2010.
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